Européennes : nouvelle donne et nouveaux enjeux – Par Michel Ferron

Article de LEGLOB JOURNAL : https://leglob-journal.fr/

« A juste deux mois des prochaines élections européennes, il convient de réactualiser les enjeux du futur scrutin », nous écrit notre contributeur Michel Ferron qui ajoute « même si dans les postures de l’opinion publique, les invariants restent les mêmes. La crainte d’une participation en berne peut faire redouter la désaffection des citoyens, qui mérite cependant d’être grandement relativisée. » – Analyse Par Michel Ferron

En 2019, à l’instar de la France, le nombre de votants a progressé dans 20 des 28 pays, passant de 42,6% à 51%, un record depuis 1994 (46,76%), après avoir oscillé autour de chiffres (1999 : 46,76% – 2004 : 42,76% – 2009 : 40,63%), qui permettent de placer les dernières européennes devant les législatives de 2022 (46%), les municipales de 2020 (41,6%) et loin devant les départementales (34,36%) et régionales de 2021 (34,36%) – ces 3 scrutins ayant eu lieu pendant l’épidémie de Covid – la palme revenant évidemment aux élections présidentielles (plus de 70% aux seconds tours de 2017 et 2022).

A nouveau, la consultation reste dénaturée par les mêmes considérations politiciennes intérieures qui la transforment en élections franco-françaises intermédiaires (à la manière des midterms américaines). Dans
l’attente du match ultime de la prochaine présidentielle, la plupart des « écuries » cavalent en vue du même trophée, celui de la future course à l’Élysée …

Enfin, la montée régulière des populismes europhobes est toujours en embuscade, se nourrissant de la poussée des courants d’extrême-droite dans de nombreux pays de l’UE : Italie gouvernée par Georgia Meloni, Pays-Bas aux mains du parti islamophobe de Geert Wilders, Danemark menacé par le parti nationaliste, Suède soumise à l’emprise du Parti extrémiste des Démocrates, Finlande dominée par une coalition de droite et d’extrême-droite, sans oublier l’avènement récent en Slovaquie d’un nouveau président « poutinien » ni la progression de l’AfD, aux portes du pouvoir dans certains Lander allemands. Si l’on ajoute la duplicité cynique du Hongrois Viktor Orban, on peut commodément se représenter les ingrédients du terreau fertile, sur lequel risque de prospérer un méthodique travail de sape contre la légitimité de l’Europe.

Soit. Pour autant, l’Union européenne d’aujourd’hui a beaucoup changé sous l’effet des crises profondes qui l’ont secouée durant la mandature en cours d’achèvement, donnant raison une fois de plus à la phrase célèbre de Jean Monnet (1888-1979) : « L’Europe se fera dans les crises et elle sera la somme des solutions apportées à ces crises »

Il n’est pas excessif de prétendre en effet que la récente crise sanitaire du Covid et l’actuelle guerre en Ukraine ont façonné une nouvelle Europe, comme l’arme l’eurodéputé Bernard Guetta, dans son dernier ouvrage La nation européenne (éd Flammarion, 2023) : « Comment Trump, Poutine et le Covid ont transformé l’Union. » Ainsi, pour s’en tenir au Covid et à l’agression de l’Ukraine, force est de constater que l’UE a su s’affranchir d’anciennes prérogatives limitées pour afficher des modes d’intervention clairement autonomes.

Dans le cas du Covid, l’Europe a pu – hors compétence – prendre position dans le domaine de la santé, en déclenchant une campagne mondiale de vaccination et mettre en place un ambitieux plan de relance de 750 milliards d’euros. Plus encore, sur le plan de la guerre russo-ukrainienne, l’UE, bien que dépourvue d’organes de défense, est allée jusqu’à financer des mesures concrètes d’assistance militaire en faveur de l’Ukraine.

En clair, dans ces 2 domaines, la communauté européenne a pu apparaître avec une plus grande crédibilité sur la scène internationale, ce qui lui a permis d’affirmer sa vocation d’une Europe qui protège. C’est pourquoi, par rapport au scrutin de 2019, a surgi une nouvelle problématique centrale qui va changer considérablement la donne. La priorité absolue accordée au champ de l’écologie était, il y a 5 ans, au cœur des débats et des slogans, maintenant remplacés par une réflexion sur les problèmes de la défense.

Cette trajectoire idéologique peut expliquer en partie et sans aucune considération partisane le positionnement de certaines listes en lice : les Verts, dépourvus de l’ancien charisme de Yannick Jadot (qui les avait crédités de 12% en 2019) et chahutés par les renoncements successifs de l’UE écornant l’emblématique Green Deal (réforme d’une PAC de moins en moins verte, blocage sur l’emploi des pesticides, sous la pression du malaise agricole) piétinent aux alentours de 7 à 8% dans les sondages. Constat conforté par un tout récent sondage sorti sur les ondes de France-Info, selon lequel plus de 50% des jeunes ne croient pas à l’avènement d’une totale neutralité carbone pour 2050, les mêmes estimant désormais que les revendications sur la transition énergétique ne sont plus la priorité absolue…

A l’opposé, la liste socialiste, conduite par Raphaël Glucksmann et Place Publique est en hausse, au point de talonner les macroniens, la tête de liste étant la seule à vraiment parler d’Europe sur le terrain de la défense, en tant que militant inlassable et souvent solitaire des peuples asservis ; voir sa défense prophétique de la cause des Ouïgours.

Cette évolution permet d’envisager une participation plus motivée, compte tenu d’un contexte géopolitique anxiogène : renforcement de l’antagonisme des blocs autocratiques (Chine, Russie, Inde …), affaiblissement de l’OTAN, sans parler des menaces que laisse planer l’éventualité d’une réélection du « bouffon » Trump…

Par ailleurs, les déclarations impérialistes du tsar Poutine identifiant l’Europe à la rivalité d’un Occident décadent, ne font que renforcer le contrepoids d’une Union européenne de plus en plus sanctuarisée comme la patrie universelle de l’État de droit et de l’idéal démocratique. L’acceptation de la notion de « peuple européen » comme base d’un socle identitaire n’est même plus un tabou et favorise l’émergence d’une authentique citoyenneté. Enfin, l’échec manifeste du Brexit retentit comme un châtiment insupportable imposé aux Britanniques par les manipulateurs du 10, Downing Street, ayant perdu leur partie de poker-menteur.

Malgré tout, beaucoup d’inconnues persistent dans la mise en place du futur Parlement européen : la recomposition des groupes politiques pourrait compromettre la réélection d’Ursula Von der Layen et faire apparaître la nécessité d’une réforme du fonctionnement et d’une refonte minimale des institutions officielles, parmi lesquels s’impose la remise en cause de la règle paralysante de l’unanimité, dont Orban se sert sans vergogne comme d’un véritable chantage pro domo. Par ailleurs, il restera difficile d’échapper à l’instauration d’un réel organisme de la Défense, passant au moins par la nomination d’un commissariat spécifque, permettant d’oublier l’échec de la CED en 1954. Enfin, cette assemblée démocratique atypique, la plus importante du monde (issue d’un scrutin à la proportionnelle par une élection au suffrage direct) aura à gérer l’ouverture de la boîte de Pandore que représentent les projets de son élargissement sur fond de guerre d’Ukraine.

Cependant, il demeurera toujours un paradoxe énorme au niveau de l’électorat français, accrédité par les actuels sondages complaisants, revenant à envoyer, comme en 2019, à Strasbourg et Bruxelles des eurodéputés majoritaires ayant pour dessein prioritaire de déconstruire l’Europe, en la gangrenant de l’intérieur. Il nous restera toujours possible de rêver au scénario fantasmatique d’une justice politique qui aurait pu, avec plus de courage, condamner à temps des candidats du Front national devenu Rassemblement national en les rendant inéligibles pour avoir instrumentalisé leurs assistants parlementaires à des fins partisanes.

En guise de conclusion, qu’il nous soit permis de faire entendre la voix d’un (presque) nonagénaire, Heinz Wismann, philologue et philosophe d’origine allemande, invité le lundi de Pâques au grand entretien de la matinale de France-Inter, à l’occasion de la publication de son livre Lire entre les lignes : sur les traces de l’esprit européen (ed Albin Michel, 2024), déclarant tranquillement (9 avril 2024) : « L’esprit européen , c’est l’esprit critique […] L’Europe n’est pas un musée figé mais elle est en perpétuel mouvement comme un avenir à construire … à l’inverse des populismes qui idéalisent la stabilité du passé par [une sorte de] syndrome mortifère… ».

Heinz Wismann, dans la matinale de France Inter

*Michel Ferron, ancien président de la Maison de l’Europe en Mayenne, est secrétaire général de la Fédération française des Maisons de l’Europe (FFME)